Retour de la mort… voie migratoire

Notre société occidentale, grisée par ses réussites et ses performances techniques impressionnantes, en particulier, dans les domaines de la biologie et de la santé comme dans la recherche spatiale, mais fermée à tout ce qui réduirait ses succès et limiterait ses plans ambitieux d’évolution, avait réussi à se débarrasser, presque jusqu’à le nier, ou, du moins, à neutraliser ce témoin aussi encombrant qu’inévitable : la mort… 

Peu de temps lui était accordé, aussi bien pour en parler que dans les rites funéraires réduits à leur plus simple expression. Par rapport à d’autres cultures qui la célèbrent, parfois plus que de raison, l’Occident a tout fait pour essayer de l’escamoter jusqu’à faire du défunt l’hôte de ses obsèques, recevant ses invités dans son salon, une cigarette allumée tandis que résonne sa voix enregistrée. Et maintenant, certaines grandes fortunes financent par milliards de dollars des études en quête d’immortalité en créant l’homme augmenté.

Et voilà que soudain, en quelques jours, un des plus petits êtres vivants, un virus quasi inoffensif mais très contagieux, probablement apporté par quelque animal sauvage, étale son tableau de chasse à longueur de journée sur tous les médias du monde : le nombre de personnes tuées quotidiennement dans chaque pays sur toute la planète, confinant en même temps la moitié de l’humanité. Bien qu’objectivement le nombre de décès ne soit pas en lui-même très impressionnant par rapport aux statistiques mortuaires habituelles, l’absence de remède et la peur de la mort ou, plutôt, de la mort de ceux qu’on aime, ont envahi nos sociétés occidentales jusqu’à l’angoisse. Etrange retour en force du refoulé ! La mort, notre fin dans les deux sens du mot, redevient notre compagne et, comme nous n’avons pas su l’apprivoiser ni cohabiter pacifiquement avec elle, sa présence nous ronge.

Que nous révèlent la pandémie et la mort qu’elle nous rend à nouveau si présente ? Malgré quelques autres épidémies précédentes, elle nous a pris au dépourvu au point de nous trouver démunis des premiers moyens de lutte, les masques et les tests de dépistage, sans parler des lits insuffisants que nous avions fermés pour cause d’économies et des respirateurs inexistants. A une échelle inouïe, puisqu’elle touche tout le monde sur toute la planète, c’est surtout l’expérience évidente de notre fragilité commune que nous pensions avoir surmontée à travers nos exploits techniques : même si certains comme le président brésilien ont continué à la braver, personne ne peut se dire ou se prétendre invulnérable à cette maladie ; elle touche tous les âges et toutes les catégories sociales, de l’héritier au trône du Royaume Uni à son premier ministre, des personnes âgées à une jeune fille en bonne santé de 16 ans, jusqu’au personnel médical et aux médecins qui luttent sans arrêt contre elle. Sidérés par la violence du choc, nous acceptons presque sans réactions les conditions contraignantes de l’état d’urgence sanitaire décrété par le gouvernement qui entravent nos libertés.

Du coup, ce sont non seulement nos relations sociales qui sont modifiées, mais également notre rapport au temps, à l’espace et à l’argent. Alors que, d’habitude, à part les chômeurs, tout le monde court après le temps, un tiers de la population, confinée chez elle, dispose d’un loisir forcé inattendu. D’autres doivent au contraire s’activer davantage pour continuer à assurer le fonctionnement de la société : les ordonnances autorisent une augmentation du temps de travail jusqu’à 60 heures par semaine. Les déplacements quotidiens pour se rendre au travail sont maintenant limités aux alentours du logement de chacun : notre espace s’est rétréci à la dimension de nos maisons et de nos appartements. Quant à l’argent qui était mesuré par le temps au point d’en être quasiment l’équivalent, il a changé de signe : l’inactivité et le chômage technique sont rémunérés sans problème. Enorme bouleversement de nos conceptions !

Dans le domaine sanitaire, comme pour l’activité économique et les relations sociales, qu’en sera-t-il quand la pandémie aura été surmontée et éliminée, quand nous sortirons du confinement dans lequel la pandémie nous a enfermés et que nous retrouverons une vie ‘normale’ ? Sera-ce la même qu’avant, fière et sûre d’elle-même, une fois la page tournée ? Ou bien, gardera-t-elle quelque cicatrice de cette période extraordinaire où toute l’humanité aura été réduite à l’impuissance pendant des semaines ? Comment vivrons-nous alors la mort, notre mort anticipée, celle de nos proches, après cette alerte salutaire ? Le divertissement de Pascal reprendra-t-il le dessus dans la reprise de nos activités ? Ou bien, notre existence quotidienne aura-t-elle pris plus de poids et d’épaisseur sous le signe de sa finitude ? Garderons-nous la mémoire de cet événement planétaire ou, comme d’habitude, sera-t-il aussi vite oublié que les précédents ?

D’une certaine manière, ce virus a permis de vivre et d’anticiper, de manière inattendue, quelque chose de ce qui nous attend dès aujourd’hui pour répondre au défi climatique qui est aussi urgent que la crise sanitaire.

Dans ce grand retour de la mort à notre conscience individuelle mais surtout collective provoqué par l’irruption de ce virus, ce qui nous est sans doute le plus insupportable, c’est, d’une part, la séparation brutale des nôtres sans possibilité de les revoir pour leur dire au revoir et, par ailleurs, d’être privés de pratiquer un rite funéraire, ce qui est un des signes de notre commune humanité depuis son origine, et en est même un critère. En raison de la crainte d’une contamination, le défunt est traité presque comme un objet dont il faut se débarrasser au plus vite. Tout d’un coup, ce qu’en occident nous avions réduit à une expression sociale rudimentaire et cantonné dans notre inconscient collectif nous revient en pleine figure et devrait désormais nous donner à penser : nos exploits techniques n’annulent pas notre finitude et notre fragilité. La pensée et la peur de la mort doivent redonner une vigueur et un sens à la vie qui est notre bien le plus précieux.

En affirmant simplement, dans Le grand retour de la mort, que la mort est notre fin, aux deux sens du mot, nous nous sommes arrêtés à l’expérience commune, le terme de la vie, sans explorer plus loin la seconde signification : la finalité ou le sens que la mort donne à la vie. Chacun l’interprète selon ses convictions, ses croyances, sa philosophie, son histoire personnelle, sa culture, sa religion… mais également, son milieu de vie. Sans prolonger plus loin ces quelques réflexions, je voudrais seulement conclure par deux citations suggestives convergentes qui peuvent indiquer une orientation de la vie :

Anne Vercors, le père de famille dans L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel, déclare solennellement : « De quel prix est le monde auprès de la vie ? Et de quel prix est la vie, sinon pour la donner ? ».

Eric Emmanuel Schmitt dans l’Evangile selon Pilate : « la seule chose que nous apprend la mort : il est urgent d’aimer ».

C’est ce que nous ont montré tous les soignants qui ont donné leur temps et même leur vie pour soigner leurs semblables et tous les autres qui, par leur travail, nous ont permis de continuer à vivre dans le confinement. Et tout cela a déclenché des vagues d’une solidarité presqu’oubliée dans nos foules solitaires et individualistes. Ne l’oublions pas le jour d’après !

Jean-Louis