Aujourd’hui, l'Europe vit une situation d’urgence avec des centaines de milliers de migrants forcés à ses portes et en son sein. Certes, ils seront pris en charge, d’une manière ou d’une autre, mais les Etats européens ne sont pas préparés. L’Europe n’est pas préparée, ni matériellement au partage, ni psychologiquement à faire mémoire de son histoire. L’attitude chaotique actuelle est assurément une conséquence de la politique traditionnellement protectionniste des États membres de l'Union européenne, à l’égard du reste du monde, comme de tout homme qui a peur de la violence (non-conformité à soi-même : étranger) d’autrui…
Ne pas être préparé matériellement est un moindre problème. L’équation matérielle trouve généralement une solution, si la volonté (l’esprit) politique est là. La véritable question réside donc dans la psychologie ou dans la volonté des Européens à accepter de voir leur vie transformée par l’arrivée de migrants forcés à l’exil. Et de fait, le potentiel changement actuel, in-attendu, rarement espéré, est beaucoup plus complexe et sensible que celui « sous contrôle » (donc non recherché) vécu lors de la migration de main-d'œuvre des années cinquante et suivantes, au siècle dernier, au service d’un schéma prédéfini, à savoir globalement la reconstruction du confort des uns (les européens) au détriment (au moins à court terme) des autres (les « immigrés »).
Alors, aujourd’hui, la plupart d’entre nous s’accorderaient sans difficultés sur le fait qu’en matière de migration et de vivre-ensemble beaucoup de changements sont prévisibles (sociaux, démographiques, économiques, linguistiques, culturels, convictionnels ou confessionnels) ; mais, quid en profondeur ? Josefa interpelle : « Qui sommes-nous encore ? Que voulons-nous pour le présent et pour l’avenir ? Ne sommes-nous pas « tous migrants » ? En Europe, sommes-nous prêts à accéder à nos états de « migrants » et à cheminer ensemble, entre migrants forcés et migrants « libres » ?
Sauver des vies humaines, fournir des abris, nourrir des personnes affamées est une étape essentielle, généreuse, vitale. Mais, ces actes charitables conduisent-ils à une transformation de nos sociétés en profondeur ou masquent-ils des questions plus fondamentales que nous n’osons pas regarder, sous risque d’un partage du « pouvoir » ? S’agit-il de « sauver des réfugiés » ou de « sauver notre monde » ?
L'Europe a toujours été et sera toujours un continent de la migration. Terre d’accueil et d’exil, en ses corps, l'Europe est en même temps l'une des régions qui se veut, qui se dit, l’une des plus riches et des plus prospères de notre planète. En conséquence, pour poursuivre son « développement », l'Europe se doit non seulement de faire face au défi de la migration, mais doit l’assumer, l’embrasser pleinement et sans hésitation. L'Europe a un avenir en raison de la migration, en son actualité, et non pas en dépit d’elle, en s’en défiant. L'afflux de migrants forcés, d’exilés, deviendrait pour l’Europe une opportunité par-delà la fécondité puisée dans l’exercice d’une hospitalité sans vraie réciprocité. Accueillir, aider tient à distance, respectueuse, l’entrée dans l’acceptation de devoir tout autant être aidé, être accueilli, être bouleversé. La migration nous constitue alors comme une possible voie de conversion, comme un itinéraire instituant.
Il est vrai que l'Union européenne n’est pas l'Acteur : les Etats-nations sont les acteurs. Et de fait, en voix divergentes, au niveau européen, les États-nations font face avec grandes difficultés à l’actualité des flux migratoires contraints. Mais, en conséquence, l'Union européenne doit assumer son rôle d'autorité visionnaire : affaire de supra-gouvernance. L’Europe se doit de voir au loin, par-delà les querelles de pays, de protectorats, de frontières, de luttes intestines : la clé de l’avenir lui est offerte par l’actualité historique. Nos migrations nous obligent à penser, non pas seulement la gestion du généreux acte humanitaire, mais son sens. Pourquoi ? Et non pas comment ?
Est ainsi soulignée la nécessité d'une approche européenne commune en matière de migration et d’asile, de sorte que les États membres ne peuvent qu’abandonner leur singulier droit de veto quand il s’agit d’un phénomène qui dépasse les problématiques intra-européennes, mais touche bien l’humanité, tout homme. Une approche commune des frontières, des notions d'asile et une politique commune en matière de migration vont immanquablement se développer demain, au fil des années, au sein de l’Europe ou en son éclatement vers un universel.
Les Etats-nations ne sont pas très efficients, tant qu’ils veulent protéger leurs prérogatives singulières. La migration forcée vécue par des centaines de milliers d’exilés vient contraindre les schémas conservateurs d’intégration ou du vivre-ensemble communautariste.
L’Etat (nation, voir européen) en vient à interroger son sens. Est-il tourné sur lui-même ou bien au service du plus grand nombre, de l’humanité, de tout homme ?
A ce stade apparait un second « niveau ». De quel homme, parle-t-on ? Nos migrations, libres et contraintes, s’invitent-elles à penser non pas seulement tout homme, mais tout l’homme, y compris lorsque dans ses bagages, il porte une culture, des convictions d’un autre monde, voire d’un autre temps.
Dès lors, il ne s’agit plus de penser les frontières, l’intégration ou la préservation d’identités européennes, mais bien davantage de se laisser toucher par un sens inattendu de nos migrations, celui des hospitalités et surtout des réciprocités. Le commun, le Bien commun, n’est pas donné une fois ; il est reçu demain, davantage qu’aujourd’hui et plus qu’hier.
Notre participation à nos migrations s’inscrit sans limite au cœur de nos Etats-Européens, car elles sont voies de paix, dépassements de nos peurs, non pas à court mais bien à long terme, fortes d’une praxis instituante, celle d’un défi dont on voit aujourd’hui qu’on ne peut y faire face qu’en acceptant qu’il nous dépasse, en y prenant part. Alors, entrons dans l’ère du mouvement, d’une mobilité, d’un exil commun, celui du voyage au cœur de nos cités. L’Europe, en ces Etats, se fera ainsi étape, d’une humanité en quête de paix, donc en migration, vers une éternité qui ne sera pas de trop.
Ensemble, tous migrants.