La migration des idées portée par les mots

Les mots ne sont jamais indifférents. Le jeu des mots, les jeux de mots véhiculent plus que les termes employés dans le langage : au-delà, ils portent des idées qui façonnent notre pensée individuelle et collective

Un exemple m’a frappé depuis longtemps : comment, en empruntant le vocabulaire de l’armée, nos sociétés se sont militarisées

Plus un organisme international, plus une entreprise, plus une association ne peuvent échapper à cette dictature du langage qui s’est imposée depuis les années 80 du 20ème siècle, sous l’influence du FMI et de la Banque mondiale : ils ont impérativement besoin de construire leur stratégie qui comporte des objectifs, principaux et secondaires ; les cibles (mot particulièrement meurtrier) visées sont souvent des populations ou des personnes ; pour mesurer les conséquences des résultats attendus, des études d’impact complètent la stratégie ; il est souvent question de mobilisation, en particulier dans les associations.

Ce dispositif structuré en cadre logique et où la décision ultime, même si on se gargarise de concertation, inclusivité et de dialogue participatif, descend par voie hiérarchique, a façonné un monde dont les maîtres-mots sont devenus : efficacité, rendement, productivité, rentabilité, croissance et, bien entendu, leurs contraires également : restructuration, délocalisation, fermeture, chômage, précarité.

Il est désormais difficile de concevoir un projet sans passer par tout cet appareil et, en conséquence, prisonnier de ce prêt à penser, d’innover en dehors du domaine technique. Ce vocabulaire militaire a produit un monde discipliné, comme l’armée, rigide et froid, rationnel et rigoureux, qui laisse peu de place à la fantaisie, à l’imagination et à l’intuition, encore moins à la poésie, à l’affectivité ou à l’émotion.

Il serait important de prendre au sérieux le vocabulaire nouveau, né autour des questions du climat : objectifs de développement durable (ODD), sobriété écologique, transition énergétique… pour qu’il porte ses doubles charges, intellectuelle et pratique, et se manifeste réellement dans des choix politiques tout en diffusant des changements de comportement individuel et collectif.

En vue d’une mutation nécessaire et urgente du paradigme de notre société pour aller vers un monde plus solidaire et moins agressif envers notre environnement, infiltrer le vocabulaire porteur de ces idées serait un sain investissement qui permettrait de modifier nos mentalités, comme le vocabulaire militaire a façonné notre manière de penser et d’agir qui régit encore notre monde. Cela contribuerait à la migration dont nos sociétés ont besoin pour aller vers des sociétés allégées des servitudes de la consommation et libérées des objets inutiles qui les encombrent et contribuent davantage à ses angoisses d’avenir qu’à son bonheur.

Imaginer et penser ces nouvelles relations sociales et environnementales avec les mots appropriés, voire à inventer, sont le grand défi qui nous attend.

Jean-Louis