« Homo viator », l’homme en chemin

« C’est le titre d’un livre publié en 1942 par le philosophe existentialiste Gabriel Marcel dans les écrits duquel revient sans cesse l'image du chemin… La réflexion suit la cadence de la marche, connaît la halte, mais non l'arrêt ; elle ne construit pas d'abri permanent. Car la philosophie est quête inlassable, aventure, cheminement. L'homme est un être itinérant. Le temps est la forme de son épreuve »[1]

Pour s’expliquer à lui-même et pour se situer dans l’univers, l’être humain a inventé les deux dimensions dans lesquelles se meut son existence : la plus immédiate et la plus visible est l’espace ; la première conquête du bébé autour de sa première année n’est-elle pas ses « premiers pas », souvent salués par les acclamations joyeuses de son entourage ? Et nous venons juste de célébrer le cinquantième anniversaire d’« un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité ». La seconde dimension se manifeste beaucoup plus tard : même s’il les emmagasine avant même d’avoir quitté le sein de sa mère, l’enfant ne se remémore ses premiers souvenirs qu’après plusieurs années, de manière décalée dans le temps.

Les modifications qui se manifestent dans son corps au rythme de la croissance se situent au croisement de l’espace et du temps : jour après jour, d’année en année, le physique et l’esprit cheminent de concert, même si parfois ils se contredisent ou se contrarient. Ainsi, tout au long de notre vie, que nous y fassions attention ou non, sommes-nous tous en migration dans l’espace comme dans le temps, à des rythmes différents et dans des proportions diverses. Alors, pourquoi désigner par l’adjectif qualificatif « migrant » certaines personnes qui se sont déplacées pour des causes variées dans des conditions particulières et en avoir fait un substantif, essentialisant ainsi ces personnes devenues « des migrants », une catégorie spécifique de l’humanité, un groupe humain particulier, qui leur vaudra également un traitement approprié, rarement positif ? C’est le déplacement dans l’espace qui est ainsi privilégié et mis en avant, auquel est réduite l’identité de cette personne, sans tenir compte de son histoire, de sa culture, de ses convictions, de ses croyances, en un mot, de sa personnalité.

En effet, comme le Pape François aime souvent à le dire, le temps est supérieur à l’espace : l’espace connote l’idée de découverte, de conquête, d’expansion géographique et de pouvoir, de possession et de propriété, d’immédiateté ; au contraire, « le temps permet de travailler à long terme sans être obsédé par les résultats immédiats »… « Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour ».

Les progrès prodigieux des déplacements géographiques en moins d’un siècle ont privilégié l’espace sur le temps et même entrainé un véritable télescopage de l’espace et du temps : délais et distances sont de plus en plus raccourcis, sans parler des informations qui circulent, elles, en temps réel, c’est-à-dire, par l’abolition et du temps et de l’espace. L’immédiateté et la possession règnent ainsi sur la planète au détriment de la pensée et de la réflexion qui demandent du temps et des délais.

Par une équation mortifère, la civilisation occidentale a réduit le temps au symbole moderne de la possession, l’argent : le temps est devenu de l’argent. L’un et l’autre se conjuguent simultanément avec les mêmes verbes : avoir du temps/de l’argent, gagner, perdre, économiser… L’algorithme boursier qui décide au milliard de seconde où est votre intérêt, c’est-à-dire votre profit, est devenu le paradigme de la mondialisation dominante qui exclut ceux qui ne parviennent pas à s’y adapter. Comme le décrit Paul Henri Rosental, le phénomène n’est pas nouveau même s’il a changé de dénomination.

« Notre époque repose sur une mythologie de la mobilité, notamment géographique, censée à la fois assurer l'adaptation à un marché du travail flexible et l'épanouissement personnel d'une permanente construction de soi. Qui plus est, cette mobilité est potentiellement sans limites, tant la notion de mondialisation suggère la vision d'une circulation planétaire des flux migratoires. L'histoire, pourtant, révèle que la migration n'est pas la condition de "l'homme moderne", mais celle de l'humanité tout entière depuis qu'elle a commencé son expansion. Simplement, ses formes et ses logiques se modifient profondément au cours du temps, créant chaque fois des stéréotypes qui, bien que contradictoires, se sont ancrés dans l'imaginaire. De l'image du "paysan perverti", élaborée sous l'Ancien Régime, demeure l'idée d'une association entre migration et criminalité. La vision noire du "déraciné", consacrée par Marx à propos du paysan anglais chassé de ses terres par le mouvement des enclosures, débouche soit sur une sensibilité misérabiliste, soit sur une inquiétude à l'égard d'individus "sans feu ni lieu", anomiques, déstabilisateurs potentiels de l'ordre social. Par contraste, depuis un siècle, l'image du transplanté, amenant avec lui ses racines en se déplaçant dans le cadre de ses réseaux familiaux ou communautaires, est tantôt inquiétante, lorsque les communautés migrantes sont perçues comme d'indissolubles grumeaux dans la communauté d'accueil, tantôt positive, lorsqu'elle est censée enrichir la culture du milieu d'arrivée. Entre affranchissement et libération, même ambivalence, enfin, au sujet de la représentation du migrant, et plus encore de la migrante, se libérant par la mobilité de la soumission à son milieu et prêt(e) à tout pour réussir son ascension sociale »[2].

Ainsi, le phénomène migratoire pourrait-il être salutaire pour nos sociétés coincées sur des réflexes de peur à la fois possessifs et d’exclusion, si elles se montrent capables d’accueillir ceux et celles qui, venus d’ailleurs, nous apportent leurs différences et si nous nous laissons accueillir par elles et eux dans une parfaite égalité fraternelle.


[1] Robert Paul dans Arts et Lettres, 2 octobre 2011.

[2] Universalis : « Migrations », Paul-André Rosental.