Migration et sémantique

Les mots que nous employons, le plus souvent, inconsciemment, ne sont pas innocents : ils peuvent porter des charges psycho-socio-affectives qui nous échappent dans la vie courante et les échanges quotidiens...

C’est ainsi que, à partir des années 70, sans le savoir ni s’en rendre compte, la société civile, entreprises comme ONG, s’est trouvée « militarisée » par le vocabulaire des armées qui a envahi leurs documents et leurs programmes : toutes ont adopté les objectifs et les mobilisations, les stratégies et les cibles que sont « les populations ».

C’est ainsi qu’en quelques années, un nouveau mot – ou, du moins, d’usage plutôt rare jusque là – s’est imposé à tout le monde, médias et politiques et simples citoyens, pour dénommer un fait de société : la migration et, surtout, celui qui en est le sujet ou l’objet, selon le point de vue : le migrant. Tout le monde en parle ; on le voit partout ; il fait l’objet d’innombrables articles, reportages, documentaires, de textes législatifs nationaux et communautaires. Surtout, il préoccupe nos sociétés riches, politiques comme citoyens, angoissées d’être envahies par ces nouveaux nomades.

Voilà le fait qu’il convient d’essayer de penser. Mais qu’en est-il de l’objet qu’il désigne ? Et, pourquoi l’irruption récente de ce terme dans nos sociétés ? A partir des réponses à ces deux questions peut-être comprendrons-nous mieux le phénomène qui s’impose à nous. Commençons par la seconde question qui nous aidera sans doute à mettre un contenu dans la première.

A une question de la revue Atlantico : « aujourd’hui les ‘immigrés’ sont devenus des ‘migrants’, en tous cas, c’est comme ça qu’ils sont maintenant appelés : pourquoi ? », Jean-Claude Barreau, ancien directeur de l’Office National de l’Immigration, répond : « on essaie d’évacuer le problème. L’immigration, comme tous les faits humains, a un bon et un mauvais côté : aujourd’hui, on optimise tout ; les aveugles sont des malvoyants… et les immigrés des migrants. Immigrés, c’est plus rude et vrai que migrants. C’est un phénomène d’euphémisme répandu partout dans notre société. On n’appelle plus les gens par leur nom. Ce n’est pas faux, mais on emploie un mot qui ne choque pas : ‘migrant’. De même on a remplacé l’office qui s’occupe de l’immigration par office des migrations internationales ; ça fait plus chic. C’est une question de ne pas choquer : il ne faut pas choquer ». Autre question d’Atlantico : « ce changement de registre n’est-il pas une manière, pour l’Union Européenne, de se débarrasser du problème ? » Réponse : « on ne se débarrasse pas d’un problème : il est toujours là ; l’idée, c’est de le cacher : il y a une volonté de dissimulation ». On peut observer que ce glissement du vocabulaire se constate dans d’autres domaines : quand on évoque la fraude fiscale, on préfère parler d’« affaire », plutôt que de délit, ce qu’elle est : c’est effectivement moins agressif. Le fraudeur est dit en délicatesse avec le fisc : on ne le nomme pas « délinquant », ce qu’il est.

En effet, regardons la construction des mots ‘émigré’ et ‘immigré’. Les dictionnaires donnent la définition suivante du verbe ‘migrer’ : se déplacer vers un autre lieu, changer de région. Précédé par le préfixe d’origine ‘e’ pour ‘ex’ devant ‘migré’, il indique un mouvement de rupture, l’idée de sortir, de quitter un lieu en se déplaçant dans l’espace… : l’émigré est celui qui a quitté son pays d’origine pour s’installer durablement dans un autre pays ; inversement, le préfixe ‘im’ pour ‘in’ exprime la fin du déplacement et l’entrée dans un autre lieu : l’immigré est celui qui réside, de façon durable, dans un pays autre que le sien. Les « pèlerins » qui quittaient l’Europe pour le nouveau monde et qui ont construit les Etats Unis partaient définitivement : c’était des émigrés-immigrés. Après la guerre, on parlait des immigrés pour désigner la main d’œuvre que la France faisait venir d’Afrique du nord pour la reconstruction du pays parce qu’ils étaient censés rester longtemps. A l’inverse, le réfugié est appelé à rentrer chez lui quand la situation de son pays le permettra : c’est son désir et son souhait le plus cher.

Le statut du migrant au contraire est différent : le participe présent du verbe migrer, sans préfixe, indique simplement un mouvement sans origine ni destination définies. C’est là qu’il faut s’intéresser à l’objet désigné par ce mot : c’était la première question.

Selon un article de Mediapart, à la différence du terme réfugié, « les mots migrant.e et migration ne sont même pas juridiquement définis. On confond migrant.e et réfugié.e et on ne sait pas réellement établir ce qu’est un.e migrant.e économique, un.e migrant.e de travail… ni encore moins si cela recouvre quoi que ce soit ».

De son côté, la Cimade recommande : « le terme ‘migrant’ doit être utilisé avec précaution, car il n’est dénué ni d’idéologie ni d’ambiguïté. Il arrive qu’il serve à opérer un tri entre les personnes qui quittent leur pays selon les causes supposées de leur départ. Les ‘migrants’ feraient ce choix pour des raisons économiques, quand les réfugiés ou les demandeurs d’asile y seraient forcés pour des motifs politiques. Or les contraintes économiques et politiques se confondent souvent et la distinction entre différentes catégories de ‘migrants’ est généralement arbitraire ».

Ce terme mal défini finit par désigner une nouvelle catégorie d’êtres humains, à part, qu’il essentialise à côté d’autres catégories : les noirs, les juifs, les homosexuels, les roms, les paysans…, espèce de monade vagabonde qui justifie un traitement spécifique.

La Fondation Josefa est convaincue que le migrant n’est pas cet être différent des autres que l’on parque dans des camps de rétention, que l’on accueille ou que l’on reconduit à la frontière ou qu’on expulse, à propos duquel on légifère indéfiniment mais que, bien au contraire, il représente la nature humaine elle-même et son histoire qui est migration de notre naissance à notre mort et de génération en génération : elle définit l’être humain comme migrant. Il en découle, évidemment, des conséquences radicalement différentes aussi bien quant aux comportements individuels qu’aux décisions socio-politiques : d’une part, il s’agit de nous accueillir les uns les autres, porteurs de nos migrations propres ; d’autre part, nos sociétés vieillissantes ont tout à gagner à ces rencontres fécondes qui peuvent les régénérer et les ouvrir aux richesses d’autres mondes. « Tous migrants » : tel est le projet de Josefa.